"Étant arrivé en Normandie avec la neige, je me suis plongé dans les archives pendant que le blanc fondait autour de mes premiers jours à la belle abbaye d’Ardenne. Depuis ce moment-là, je profite de l'accueil bienveillant de toute l'équipe de l’IMEC, de la majestuosité de la bibliothèque de l'abbatiale qui invite à la concentration, des débats stimulants avec les chercheurs et les chercheuses qui viennent chaque semaine, et surtout de la possibilité d’étudier les fonds conservés dans les archives. Archives qui témoignent des chemins ondoyants de la pensée : les détours, les transformations, même les blocages qui laissent leurs traces dans les manuscrits inachevés ou les travaux accomplis qui n’ont pas réussi à être publiés.

Dans ma résidence, j’essaie de suivre une de ces histoires sinueuses, et certaines de ses raisons : l'histoire de la rencontre d’un jeune Jacques Rancière avec l'entreprise althussérienne d’un recommencement du matérialisme historique. Rencontre qui s'est nouée autour de la relecture d’une autre pensée et de ses propres transformations, celle de Marx.

En confrontant les documents conservés à l’IMEC, j’ai avancé dans la compréhension des étapes de cette rencontre, des conditions et des problématiques théoriques et politiques qui lui donnent sens, de ses effets, et des désaccords qui en découlent. J’ai pu reconstruire les querelles successives concernant l'histoire des éditions et rééditions de l’ouvrage collectif - Lire le Capital - auquel Rancière et Althusser ont participé. J’ai trouvé aussi un nouvel indice concernant l’espace théorique où les premières différences vont prendre racine, jusqu’à arriver à la critique ouverte que Rancière adresse à Althusser après les événements de mai 1968. J'ai appris que c'est dans un projet de recherche sur Ludwig Feuerbach que Rancière a entrepris, dans la deuxième moitié des années 1960 et qui reste toujours inédit, qu’il semble élaborer des idées divergentes par rapport à l'antihumanisme althussérien. La pensée de Feuerbach a été également l’objet d’un des premiers projets d'Althusser, avec la traduction et le commentaire critique de ses Manifestes Philosophiques. Il s’agit d’un détour feuerbachien que j'essaierai d’explorer pour les semaines qui me restent en résidence."