Du 19 au 31 octobre 2024, l’ensemble Rubens Rosa a été accueilli à l’Abbaye aux Dames dans le cadre du programme de résidence Odyssée, coordonné par l'ACCR depuis 2003. Découvrez ci-dessous le retour d'expérience de l'ensemble, revenant aussi bien sur leur projet que le déroulé même de la résidence.
"Dans nos bagages, nous n’avons pas seulement emporté des instruments médiévaux (luth, guiterne et vièles), mais aussi quelques ouvrages d’occitan ancien et surtout : une esquisse de programme consacré au “dernier des troubadours”, Guiraut Riquier (vers 1230-vers 1300).
Jour après jour, nous avons passé beaucoup de temps à écumer le répertoire de Guiraut et à nous familiariser avec ses idées et son style. 48 mélodies de ce troubadour nous sont parvenues : nous les avons parcourues dans leur intégralité et nous sommes ainsi familiarisés avec un style beaucoup plus varié que nous l’imaginions. L’œuvre de Guiraut, influencée par les événements historiques auxquels le troubadour a dû faire face, présente de multiples visages. En effet, à la suite de la croisade contre les albigeois, la musique des troubadours perd en popularité auprès des élites des terres occitanes. Conséquence de ce déclin : certains de ces poètes-musiciens s’exilent pour faire connaître leur art dans les cours étrangères. Guiraut Riquier choisit de traverser les Pyrénées (d’où le titre du programme : Trobar al entorn dels Pirineus) pour rejoindre la cour d’un roi symbole de vertu et de tolérance : Alphonse le Sage de Castille.
Après une première phase d’exploration, nous avons choisi de ne pas utiliser les textes de ses Épîtres durant le concert. Ces lettres prennent en effet la forme de traités scolastiques dont les tournures sont conçues pour une lecture studieuse et non pour une récitation publique. Nous en avons toutefois tiré des informations précieuses sur les revendications, idées et besoins (parfois très triviaux !) d’un artiste en décalage avec une société décadente dans laquelle il ne se reconnaît plus.
Concrètement, nous avons lu une grande partie de sa poésie mise en musique en nous aidant des éditions et traductions disponibles. Quand celles-ci manquaient, nous avons dû nous même traduire les textes. Le manuscrit de la Vallière, probablement copiée par des moniales de Toulouse, était notre référence musicale (les éditions modernes prennent parfois certaines libertés avec les sources originales). Toutes ses mélodies sont conservées dans ce seul manuscrit qui constitue un témoignage exceptionnel. L'œuvre musicale d’aucun autre troubadour n’a été copiée si abondamment et de façon si ordonnée, par ordre chronologique. Cela constitue une véritable mine d’or pour les interprètes modernes !
En jouant et chantant les mélodies, nous avons pris conscience de la pluralité des modes mélodiques et des formes poétiques choisis. Nous avons ensuite fait une sélection de pièces pouvant illustrer cette diversité. A partir de là, nous avons travaillé sur différents plans : compositions instrumentales inspirées des chansons (estampies), versions rythmiques (les mélodies ne nous donnent aucune information de cet ordre), récitation avec accompagnement instrumental simple, improvisation modale, etc. Nous avons également voulu élargir cette exploration de l’art de Guiraut en suivant un axe géographique et diachronique. La cour de Castille est connue pour la compilation des Cantigas de Santa Maria. Il nous a paru naturel et opportun de faire dialoguer les chansons de Guiraut avec des compositions de ce répertoire faisant apparaître de possibles points de contact. Par exemple, la Vierge Marie, célébrée partout dans les cantigas, est aussi l’un des sujets privilégiés des chansons de Guiraut. Du point de vue temporel, nous avons voulu renouer avec le tout début de la tradition des troubadours grâce à Marcabru, une figure tout aussi atypique que son homologue tardif.
Lors de la sortie de résidence, nous avons présenté une version raccourcie du programme sur la base du temps qui nous était imparti. Ce fut l’occasion de tester le déroulement de ce parcours musical soutenu par une projection d’images et de traductions. Ce dernier élément a rendu accessible certains contenus des poèmes et a été particulièrement bien accueilli par un public aussi attentif que curieux. Vu la réussite de cette formule, nous la répéterons sans doute lorsque nous aurons l’opportunité de présenter notre programme dans sa forme complète.
Le temps et le lieu mis à disposition durant cette résidence nous ont apporté tout ce dont nous avions besoin pour nous plonger en profondeur dans notre travail de création. Merci à Juliette Biche et à l’équipe de l’Abbaye aux Dames pour leur accueil et disponibilité de chaque instant. Merci également à Jean-François Reboux, journaliste à RCF, de nous avoir consacré une interview passionnante et de nous avoir guidés vers les trésors de Saint-Eutrope."